Philippe
Gabrié
Je suis parti de Centrafrique depuis quelques mois.
Les quatre années passées là-bas
m’ont laissé sans voix. Non pas exactement sans
voix, j’y ai souvent rugi et crié, mais au moins
sans plume : j’ai toutes les peines du monde à
communiquer ce que j’y ai vécu ; je n’ai
pas su rédiger le moindre article scientifique…
Au regard de ce que je voyais, l’absurdité
de mon combat sans moyen, mal compris, absolument vain me paraît
toujours incommunicable.
Oreste, dont j’ai aimé le regard décalé
sur le pays, me demande ces quelques mots. Ils sont douloureux.
La Centrafrique est en proie à de nombreux
maux, presque tous. La misère noire, les difficultés
politiques, la violence des relations sociales voilent souvent
la terrifiante bataille que livrent les autochtones contre les
maladies. La mort rôde sans cesse. Vous rencontrez quelqu’un
un jour, vous parlez avec lui, vous riez avec lui. Le lendemain,
vous apprenez qu’il est mort, comme ça, dans la
nuit, dans son lit !
Parmi cela, le vih, le sida emporte les forces
vives de la nation. Cette maladie est perfide ; ici elle
est incompréhensible. Elle se cache longtemps. Elle se
transmet dans le plaisir, dans la séduction, des petits
trucs qui restent aux Centrafricains dans leur malheur.
Les femmes l’appellent « ce
fléau » : il touche leurs enfants, leurs
parents, leur compagnon, il les touche. Pour se protéger,
il n’y a presque rien ou trop cher. Pour se soigner, il
n’y a presque rien, ou trop cher. De toute manière
il faut manger aussi. Venir voir le médecin est déjà
un problème quand vous n’avez pas le premier centime
pour payer votre place de taxi collectif. Personne ne vous fait
de cadeau…
Je dois vous dire que pendant que j’étais
en Afrique et que je m’occupais de patients atteints par
le vih/sida, j’ai été particulièrement
frappé par ces très jeunes filles qui arrivaient
à l’hôpital en sida terminal. Celles qui
meurent à vingt ans maigres comme des clous, l’air
étonné, en silence et même pas révoltées
et souvent peu soutenues par leur famille. En laissant parfois
un petit orphelin derrière elles.
Mourir à 20 ans quand on connaît
la moyenne d’évolution d’une infection à
vih qui est d’une dizaine d’années, cela
veut dire qu’on a été infectée très
tôt.
Il s’agit là d’un pur scandale.
D’un gâchis humain révoltant. Qu’il
faut absolument arrêter. Comme il faut arrêter cette
épidémie en général.
Je voudrais dire merci à Oreste de tenter
de participer à cette action, merci aussi de m’avoir
obligé à en dire quelque chose.
Philippe Gabrié